Le professeur Jean Delaire nous a quitté le mardi 29 novembre 2022 dans sa centième année.
Il sera écrit et rappelé, par ailleurs, ses nombreux et prestigieux titres, travaux, fonctions et distinctions.
Nous voulons ici rappeler l’Homme et le personnage que ceux qui ont eu la chance de le rencontrer régulièrement ont pu apprécier, chacun à sa manière, à son niveau.
J’avais pour ma part écrit un article, un peu biaisé, montrant toutefois que les rapports géométriques définis par son analyse acceptaient une certaine laxité. Je tenter de tuer le père après un séjour houleux dans le service de son successeur. Son droit de réponse publié sous mon article était cinglant et lapidaire. Je rentrais ainsi dans la cour des grands, car être traité de petit con, affirmant le contraire de tout ce qu'il avait toujours constaté, par Mr Delaire c ‘est déjà quelque part sortir du lot. Je ne me démontais pas et lui envoyais mes données. Il me répondait : venez me voir à mes cours à Nantes, nous la jouerons au bras de fer…
L’invitation sonnait comme un ordre.
Quelques mois plus tard, je me rendais à son cours. Il faisait faire un tour de table de présentation. Mon tour arriva… Je me trouvais dans la situation inconfortable d’un joueur d’échecs amateur, devant un échiquier face à Kasparov… « Nimeskern, chirurgien maxillo facial, Mulhouse ». Un éclat passa dans ses yeux. Il se tourna vers moi et me dit doucement : « Je vous attendais, vous » .
Et j’y suis retourné, souvent. Pas assez souvent.
Un jour il me passait son ordinateur et me disait : « Prends ce que tu veux »… J’ai tout pris. Je lui a juste demandé qui l'avait autorisé à me tutoyer. Le vieux Maître partageait le savoir.
Un matin avec un collègue orthodontiste, nous avions rendez-vous à 9h du matin avec le Maître pour divers travaux. Nous nous retrouvions devant la porte de l’immeuble vers 8h30, discutant en attendant 9h pour presser sur la sonnette avec rigueur et ponctualité. 8h35… le portable sonne… « Vous êtes où les gars ? Je vous attends pour travailler » …
Une autre fois, je récupérais tous les travaux de Moos pour aller les faire photocopier. J’aurais pu choisir un autre auteur. Il avait tous les travaux, de tous les auteurs, les connaissaient par coeur, les travaux, et avait rencontré ou côtoyé la plupart des grands auteurs dont il nous racontait les faits d’armes.
Une autre fois, je récupérais des PDF précieux enregistrés par le Maître, dans un format disparu, sur un programme désuet ne tournant que sur une unique machine faisant des étincelles au démarrage.
Deux fois, j’étais invité par le Maître à parler à ses symposiums, dont le tout dernier. Je faisais partie du Gang, comme nous nommait, moi et les autres disciples qui se reconnaitrons, mademoiselle Vernemouze.
Une autre fois je présentais, modestement, et avec mes mots, au Maître une façon de concevoir et comprendre la dualité onde corpuscule. Il me regardait d’un drôle d’air … J’avais l'impression qu’il se disait « Il est nul en céphalo, mais assez original en vulgarisation scientifique, celui-là »…
Une autre fois, je lui présentais, dans ses locaux, un logiciel d’imagerie permettant de faire des radiographies 2D d’hémi face droite ou gauche ou de portion de face et toutes sortes de mesures et manipulations à partir du cone beam. Tout ce qu’il ne pouvait pas faire du fait des limitations matérielles de son époque. Le vieux Maître de plus de 80 ans était debout devant l’écran, exalté, « Montre moi ça, là, tourne, projette l’autre côté, agrandis … je l’ai toujours dit, c ‘est exactement ça, etc etc.. »
Et de me souvenir des repas de groupe partagés avec lui où il rompait le pain du partage, où il parlait et nous l’écoutions.
Et il y a cette anecdote avec l’arc électrique qui avait fait perdre connaissance à la patiente, à l’assistante et au Maître qui heureusement s’était réveillé avant les autres, mais c’est trop long à raconter.
Et nous étions attentifs, et nous écoutions, et nous rigolions, et nous étions plus vivants et gais que d’habitude.
Et tant d’autres choses…
Mon expérience professionnelle avec Mr Delaire me fais penser à cette citation d’Emile CIORAN:
« Collés à l’immédiat, les gens se nourrissent de vulgarité. De quoi peut-on parler avec eux sinon des hommes ? Et encore, des faits divers, des objets et des soucis, jamais des idées. Or il n’y a que le concept qui ne soit pas vulgaire. Mais la noblesse de l’abstraction leur est inconnue car, avares de leurs pouvoirs, ils ne sont pas capables de dépenser des énergies pour nourrir ce qui n’est pas : l’idée. Le vulgaire : l’absence d’abstraction ».
Il est des gens qui voient ce que les autres ne voient pas. Qui voient les mécanismes, les forces, les équilibres et proportions là où d'autres voient des os et de l'anatomie
Il y a des gens qui arrivent à systématiser, modéliser cette vision pour réveler l'abstraction invisible aux autres.
Il n'y a que le concept qui ne soit pas vulgaire. Ceux de Monsieur le Professeure Delaire alimenteront nos réflexions pendant encore longtemps.
Il a rejoint le monde des idées, qui ne sont pas, tout en étant éternelles.
Dr Nicolas NIMESKERN - Mulhouse